QUAND L AMERIQUE ETAIT FRANCAISE. Express du 04/10/2004 par Jean Michel Demetz
Les premiers colons qui s’installèrent en Amérique du Nord le firent au nom d’Henri IV. Le Canada, mais pas la France, commémore le quatrième centenaire de cette épopée
Les Nord-Américains donnant dans la démesure, ces retrouvailles entre cousins, à l’échelle d’un continent, font figure d’événement. A l’appel du Congrès mondial acadien, ils étaient près de 50 000, issus d’une centaine de lignées, à se retrouver, autour de la baie Sainte-Marie, dans l’est de la Nouvelle-Ecosse au Canada. L´anniversaire de la fondation, il y a quatre siècles, du premier établissement permanent français en Amérique du Nord fut largement ignoré à Paris.
C’est aux Etats-Unis qu’il faut aujourd’hui se rendre pour avoir une idée de ce que fut le berceau de la francophonie américaine. A la frontière entre le Maine et le Nouveau-Brunswick, dans la baie de Fundy, les archéologues ont identifié l’îlot Sainte-Croix, où aborda, le 26 juin 1604, le protestant Pierre Du Gua de Monts, porteur d’une commission royale reçue d’Henri IV qui le nommait lieutenant-général pour «le Nouveau Monde» et surtout lui accordait le monopole sur la traite des fourrures. C’est sur ce caillou désolé, aujourd’hui territoire américain, à 800 mètres des rives, qu’a commencé l’aventure d’où sont largement issus les 7 millions de francophones canadiens et les 8,3 millions d’Américains de souche française. Trois ans avant l’établissement des premiers colons anglais à Jamestown (Virginie), seize années avant l’arrivée, en 1620, des pèlerins du Mayflower à Plymouth, ce sont des Français qui, à défaut de la découvrir, ont créé l’Amérique.
Le début fut désastreux. Les colons ne s’étaient pas préparés à affronter l’hiver, au point que les vents glacés font geler l’alcool. Les réserves de nourriture s’épuisent. Le scorbut cause une hécatombe. Sur les 80 occupants de Sainte-Croix, 36 ne survivent pas à l’hiver. La relève, arrivée en juin 1605 avec une quarantaine d’hommes, avant que Du Gua et les siens parmi lesquels Samuel de Champlain rebroussent chemin pour un autre site, dans l’actuelle Nouvelle-Ecosse, baptisé Port-Royal, qui sera le véritable point de départ de la colonisation.
Commémorer les grands événements de l’Histoire dans un pays neuf comme le Canada n’est pas chose aisée. S’agit-il de fêter «les premiers jalons de la présence française en Amérique», comme l’a indiqué le Premier ministre canadien, Paul Martin? Mais, si c’est le cas, pourquoi une telle discrétion de la part des autorités françaises représentées par le seul ministre délégué à la Francophonie, Xavier Darcos? Et comment comprendre, le faible écho rencontré au Québec, seule juridiction canadienne à majorité francophone?
1604-2004: l’anniversaire donne lieu, en réalité, à une véritable bataille des mémoires avec enjeux politiques. Pour la minorité acadienne, ces francophones installés sur la façade atlantique du Canada et longtemps écrasés par la majorité anglophone, c’est l’occasion d’affirmer son renouveau. Car le destin de ces descendants de paysans des Charentes et de la Saintonge, envoyés, à l’initiative de Richelieu, coloniser le Nouveau Monde se résuma, pendant des générations, à un chant douloureux de défaites et d’abandons. En cent cinquante ans à peine, aux XVIIe et XVIIIe siècles, ces «défricheurs d’eau» avaient pourtant réussi à mettre en valeur les terres alluviales en profitant des très fortes marées de la baie de Fundy (alors Baie française). Alors qu’ils sont passés sous le contrôle de la Couronne britannique après le traité d’Utrecht, en 1713 les 13 000 Acadiens de la Nouvelle-Ecosse sont déportés le 28 juillet 1755 et dispersés dans toute l’Amérique. Leurs maisons sont brûlées pour décourager tout retour. C’est le Grand Dérangement. «Nous sommes probablement le seul peuple au monde capable de célébrer une déportation, dit l’écrivain Antonine Maillet. Il a fallu apporter la démonstration que nous étions bien vivants.» Aujourd’hui, on estime à environ 40 000 les Acadiens de la Nouvelle-Ecosse et de l’île du Prince-Edouard (soit 4% de la population). «Notre projet de société, explique Jean Léger, directeur général de la Fédération acadienne de la Nouvelle-Ecosse, c’est de ne pas disparaître car on est le petit village gaulois, mais sans potion magique.»
A la différence du Nouveau-Brunswick voisin, où les Acadiens, forts de leur poids démographique de 250 000 habitants) ont obtenu, pour le français, un statut de langue officielle, ils peinent à faire valoir leurs droits auprès des instances locales. Majoritaires, les Canadiens anglais n’ont pas la même perspective. A en croire la presse anglophone, cela ne serait rien d’autre que la commémoration de «la visite de Samuel de Champlain» le voyage d’un aimable explorateur émerveillé par les nouvelles espèces d’oiseaux ou la queue de castor braisée… Il est vrai qu´«Il y a encore six ans, l’université de Halifax ne dispensait pas l’enseignement de l’histoire avant 1749 » rappelle Jean Léger. Va donc pour l’indifférence! «Tout ce qu’ils retiennent de notre culture, c’est notre amour de la musique, de la bonne chère, de la fête», soupire Vaughan Madden, directrice générale du Congrès mondial des Acadiens 2004. L’humeur des Acadiens des Maritimes n’est pourtant pas au ressentiment.
Après une longue négociation, le gouvernement d’Ottawa a fini par relayer une requête à Londres et, le 9 décembre 2003, Elisabeth, «reine du Canada», a adressé une «proclamation» à ses «féaux sujets». «Reconnaissant les épreuves et souffrances subies par les Acadiens lors du Grand Dérangement» et «souhaitant que les Acadiens puissent tourner la page sur cette période sombre de leur histoire», la reine, «sur et avec l’avis de Notre conseil privé pour le Canada», a désigné le 28 juillet comme «Journée de commémoration du Grand Dérangement». Prudente, Elisabeth a pris soin, néanmoins, d’écarter explicitement toute «reconnaissance de responsabilité juridique ou financière». Ce premier geste de la Couronne représente, toutefois, une petite victoire pour le pouvoir fédéral, qui a, au moins, un triple intérêt à soigner ces francophones de l’Atlantique. 1) D’abord, pour souligner le caractère bilingue du pays. Parce que Pierre Elliott Trudeau a fait du Canada un Etat multiculturel et que les nouveaux Canadiens ignorent cette histoire, il est nécessaire de rappeler le compromis passé au XIXe siècle qui veut que la création du Canada moderne repose sur «deux peuples fondateurs», les Français et les Anglais. 2) Ensuite, parce que l’occasion est belle de signifier au grand voisin états-unien, dont les Canadiens représente cette singularité, restant attachés à ce particularisme, meilleur rempart contre le risque d’annexion rampante qu’implique le formidable pouvoir d’attraction des Etats Unis. 3) L´objectif des autorités fédérales, à Ottawa, est de convaincre les nationalistes québécois qu’ils ne détiennent pas le monopole de l’aventure française au Canada, mais que celle-ci s’identifie à l’ensemble du pays.
L’anniversaire de la fondation de la ville de Québec par Champlain est le vrai point de départ, aux yeux des Québécois. «Les commémorations ont toujours été l’objet de récupérations politiques, explique l’historien Jacques Lacoursière. Si en 1908, le 300e est placé sous le signe des retrouvailles, en 1967, pour le centenaire de la Confédération, les indépendantistes dénoncent »cent ans d’injustices ».» Les Canadiens peuvent-ils avoir en commun une même histoire nationale?,
L ‘histoire de l’Ontario commence en 1791. Les Québécois ignorent celle des Prairies et de l’Alberta, plus récente encore. Et le Canada anglais sous-estime l’extraordinaire aventure des explorateurs canadiens français. Les implications politiques de ce brouillage sont évidentes. «Le Canada est-il une fédération de trois nations (canadienne anglaise, canadienne française [ou québécoise], amérindienne) ou une société multiculturelle avec deux langues officielles? C’est un pays aux histoires multiples qui s’accommode de cette cohabitation et se retrouve d’abord sur des valeurs.» La moitié de la population compte, il est vrai, un parent ou un grand-parent né à l’étranger. Les Québécois, eux, sont divisés quand on leur demande de choisir «l’événement le plus important dans l’histoire du Canada»: pour les souverainistes, c’est la défaite des plaines d’Abraham; pour les fédéralistes, c’est l’établissement de la Charte des droits et libertés en 1982 et le droit de vote accordé aux femmes au niveau fédéral en 1918.
La mémoire collective française, elle, a choisi de se réfugier dans l’amnésie. «La France ne s’intéresse guère à la Nouvelle-France». Qui se souvient encore, chez nous, des épopées de cette épopée. Et pourtant… «La France possédait autrefois, dans l’Amérique septentrionale, un vaste empire qui s’étendait depuis le Labrador jusqu’aux Florides, et depuis les rivages de l’Atlantique jusqu’aux lacs les plus reculés du haut Canada», écrit Chateaubriand dans la préface d’Atala. Mais la monarchie a préféré, en 1763, les «îles à sucre» des Antilles à «ce pays couvert de glaces huit mois de l’année, habité par des barbares, des ours et des castors», selon la formule de Voltaire. Et le Premier consul, tout attaché à son rêve d’unité européenne, brade, dans l’indifférence, quarante ans plus tard, l’immense Louisiane à la jeune république américaine.
Longtemps oubliée, la forteresse de Louisbourg (île du Cap-Breton), le Gibraltar de l’Amérique du Nord, fondée en 1713 par les Français et conquise par les Anglais en 1758, n’est restaurée, en 1928, qu’à l’initiative d’une riche Américaine de Boston. En 2004, la France bâtit à Brouage (Charente-Maritime), patrie de Champlain, un musée et un centre de documentation. La République a versé son écot pour la numérisation des archives de la Nouvelle-France. Et on tourne une coproduction franco-canadienne avec Gérard Depardieu et Vincent Perez. C’est tout. Les Français semblent ignorer qu’il est des défaites malgré tout glorieuses.